Mes dernières semaines ont été riches en émotions partagées, en France, mais surtout de l’autre côté de l’Atlantique, entre les Antilles et le Canada ; c’est pourquoi je me sens ce soir l’âme vagabonde, contemplative, apaisée, sans envie d’enfourcher mon destrier favori et de partir au combat pour défendre cette liberté de voler qui nous est si chère.
Pour commencer, il y a eu l’enterrement de Joël Dugast, l’ami, l’homme sérieux, le pilote privé accompli. Après la cérémonie religieuse, sous les platanes éclairés par le soleil réconfortant qui lui avait cruellement fait défaut lors de son dernier vol, nous avons longuement échangé entre proches de Joël sur les circonstances probables de l’accident. Nous ne nous connaissions pas, mais nous avons eu les mêmes mots pour exprimer nos craintes. Et aucun de nous n’a eu de doute sur ses motivations personnelles, sur cette soif de piloter, de tutoyer le ciel.
Auparavant, un autre ami, qui avait appris en nous lisant que j’avais réussi à obtenir, en plein COVID, le visa américain adéquat, m’avait demandé de convoyer son Piper Archer III en souffrance aux Antilles vers le Canada. J’avais dit oui de suite, même si cela aurait mérité réflexion, car le petit Piper en question était lent comme un avion-école, n’emportait que peu d’essence, était certes bien équipé côté avionique, mais son transpondeur Mode S n’émettait pas en ADS-B – mode obligatoire pour voler aux USA, et, surtout, il y a des requins dans la mer des Caraïbes et je les redoute, j’ai gardé un souvenir précis d’un gros squale gagnant le large en se dandinant, survolé quand j’étais en dernier virage dans le circuit de piste d’un petit terrain des Bahamas.
Mais il faut savoir sortir de la routine, de sa zone de confort, comme je l’écrivais le mois dernier. La répétition des tâches habituelles ne fait que renforcer le faux sentiment de sécurité que l’on développe avec le temps, et c’était ce qu’il me fallait.
Eh bien, je peux vous assurer que c’est exact ! On se sent différent après.
D’abord, vous l’avez compris, je suis chanceux, je n’ai pas rejoint la « chaîne alimentaire » comme j’en avais exprimé la crainte au hasard de mes rencontres, le petit Lycoming a vaillamment fonctionné. En fait, j’ai occulté la question des requins en volant loin d’eux à 10 000 ft, au-dessus des nuages ou de nuit.
Ensuite, le fait de devoir faire fonctionner mes petites cellules grises sans aucun coéquipier, l’entrée des USA étant toujours interdite sans visa, a été excellent. De plus, voler lentement avec du vent défavorable, par étapes de 3 heures maxi pour être dans les abaques sécuritaires, a été un vrai challenge pour respecter mon planning, tant pour les horaires de fermeture des aérodromes, que pour ceux des services de douane ou d’immigration dans des Îles où la lourdeur administrative rend notre propre administration exemplaire.
Enfin, et surtout, j’ai vu une fois encore que, partout, l’aviation formait une grande famille.
Dès le départ, le propriétaire de cet avion a compris mon désarroi lorsque j’ai cherché en vain la prise allume-cigare 28 volts sur laquelle je comptais pour assurer ma sécurité via satellite, et il y est allé des pieds et des mains pour me trouver une solution de dépannage.
Plus tard, alors que je volais entre Punta Cana – aérodrome sulfureux, de mon point de vue, depuis l’affaire française Air Cocaïne – et Providenciales, le contrôle américain qui surveille de très près le secteur de la Caraïbe, m’a autorisé, après discussion, sur la seule route me permettant d’arriver sans angoisses bien avant la fermeture de l’aérodrome, à savoir la route directe.
À Stuart, au nord de Miami où l’on ne voit décoller que des bizjets, la communauté aéronautique française du secteur s’est employée activement à me trouver l’atelier qui allait pouvoir programmer mon transpondeur avec la bonne immatriculation et changer mon horizon artificiel qui avait rendu l’âme au décollage de Nassau. Pour ce faire, un mécano est venu spontanément travailler à 6 heures le samedi matin pour que je puisse attraper mon vol Air Canada le lendemain à Montréal.
La dernière preuve de fraternité est venue d’un secteur aéronautique bien « rouge », celui de Washington que je contournais sur airway, sous dérogation du fait de mon transpondeur obsolète, lorsque le contrôleur a lancé : « Cherokee Fox-trot Oscar, autorisé direct Harrisburg. Ainsi, vous serez plus vite au lit ! » J’ai été si stupéfait que je l’ai fait répéter, et j’ai appris le lendemain que ce dernier avait reconnu l’immatriculation exotique et téléphoné au propriétaire qu’il connaissait.
Sans aucun doute, nous formons une grande et belle famille et nos avions, lents ou rapides, méritent que nous nous battions pour qu’ils continuent de voler !
Jacques CALLIES