Il m’a fallu des mois, et même des années, pour ne pas ressentir d’agacement à la lecture de ces quelques mots – « Bons et prudents vols » qui ponctuent, telle une ritournelle enfantine, les articles de notre cher Yves Brucker, sans qu’il n’oublie jamais de nous la susurrer. Personnellement, je souhaite plutôt « du ciel bleu, des vents portants et plein de joie aux commandes », ce qui, sans être à l’opposé des recommandations d’Yves, ne prêche pas forcément pour la prudence même si, dans mon esprit, cette vertu est cardinale et va forcément de pair avec l’aviation.
Je sais ce que le lecteur attend de mes histoires : en aucun cas des cours de pilotage ou des leçons de morale, mais des leçons de vie, le récit de mes erreurs d’appréciation, de mes doutes, afin que, si jamais il se retrouve à vivre une même galère, il puisse entrevoir une porte de sortie, déjà entrevue grâce à l’expérience d’un autre.
Et voilà que ce mois-ci, eurêka, j’ai réalisé enfin, qu’en bon père de famille qu’il est – n’est-ce pas cela la substantifique moelle d’un instructeur –, Yves pensait calmement et dans l’ordre : d’abord la prudence, ensuite la joie de piloter !
Il a fallu que je participe cette semaine, un peu par hasard, à un débriefing survenu deux jours après un incident ayant sonné le glas d’un Cessna 172, pour que je saisisse combien il était facile de passer des rires aux larmes dans l’aérien : une première course de décollage parfaite, un moment de doute, puis une deuxième accélération qui dure, qui n’en finit pas… et se poursuit à pleine vitesse dans un champ de céréales, la roulette de nez qui se fait la malle, l’avion qui part en pylône, avant d’hésiter et de terminer par une galipette sur le dos. Avant, c’était le ciel bleu et les joies du pilotage, maintenant, c’est la stupeur et les tremblements.
Bilan : une fracture du coude à réduire pour un passager à l’arrière, un œil au beurre noir pour le passager à l’avant qui avait omis de mettre son baudrier et un Cessna bon pour la casse, après 11 000 heures de bons et loyaux services. Je sais que les utilisateurs réguliers de l’aéronef sont désespérés par cette issue, mais plus grave, à mon avis, est le choc traumatique qu’a subi celui des quatre qui pilotait l’avion de la place gauche, le commandant de bord.
Confronté d’abord à une situation qui défiait son entendement – un avion, parfaitement chargé et centré, qui refuse de décoller après avoir atteint la vitesse de rotation –, puis à une erreur d’appréciation aéronautique, puisqu’il n’a pas interrompu le décollage, il fait maintenant face à une responsabilité financière, puisqu’il fallait 500 heures de vol totales, qu’il n’a pas encore emmagasinées, pour être CdB selon la clause de pilotage du contrat d’assurance – ce qu’il ignorait, on s’en doute bien.
Quand je lui ai demandé comment il allait, ce dernier m’a jeté un regard inexpressif et j’ai vu que ma question était idiote. Ensuite, on a longuement parlé, trois des pilotes présents ont exprimé leur ressenti. Le propriétaire, présent lui aussi, a exprimé des doutes quant à l’ergonomie de la manette des volets – celle-ci a été modifiée par Cessna sur ses versions ultérieures après qu’il ait été démontré qu’elle avait été la cause de plusieurs crashs au décollage – et, après avoir regardé ensemble les photos de l’épave, on en est arrivé à la conclusion qu’effectivement, il s’agissait d’un crash de plus à mettre au compte de cette manette mal fichue.
Pour avoir vécu une situation un peu similaire lors d’un coup de tabac alors que je skippais un voilier avec un équipage que je savais particulièrement amateur – j’avais perdu la grand-voile avant d’aller talonner sur un haut-fond –, je sais qu’il est très difficile de se remettre d’un traumatisme psychique, aussi ai-je réconforté du mieux possible le pilote : je me sentais sincèrement solidaire de ce dernier, je me serais fait piéger, tout comme lui, par une manette si farfelue !
J’ai ensuite appelé le courtier pour comprendre pourquoi il avait laissé passer une clause de pilotage aussi draconienne, sachant que nombre de pilotes pouvaient se succéder aux commandes, et d’autant plus étrange qu’il ne s’agissait pas d’un TBM ou d’un Phenom, mais d’un appareil d’école et de voyage. Pour faire économiser 50 ou 100 euros par an au propriétaire ? Il m’a répondu qu’il n’était pas d’accord avec mon analyse : « Le contrat, les clauses, et rien d’autre ! ». Je souhaiterais pourtant qu’il défende son client plutôt que sa compagnie !
Conclusion de tout cela : la joie de piloter ne doit pas nous faire oublier l’un des devoirs du pilote : vérifier que l’avion est prêt à voler. Et cela n’inclut pas seulement une prévol soignée, mais également la vérification des papiers de l’avion pour être sûr que sa situation administrative est dans les clous et que l’on répond bien aux conditions du contrat d’assurance.
Pour une fois, je vais donc terminer moi aussi par un vibrant : « Bons et prudents vols ! »
Jacques CALLIES